Saint du Jour 25 MAI SAINT GRÉGOIRE VII PAPE (vers 1015-1075)

Les rois et les grands seigneurs du moyen âge, en comblant de leurs pieuses générosités les évêchés et les abbayes, ne se doutaient pas que leurs bienfaits deviendraient, avec le temps, générateurs des maux les plus redoutables pour l'Église. Leurs descendants, qui gardaient sur les terres concédées un droit suprême, furent vite tentés de s'attribuer la nomination des évêques, des abbés qui les détiendraient successivement ; et de là à choisir parmi les concurrents ceux qui reconnaîtraient leur bienveillance à prix d'argent ou de concessions criminelles, de là à vendre au plus offrant [les bénéfices ecclésiastiques, il n'y avait pas loin : ce fut la plaie des investitures laïques. Les bénéficiaires, qui avaient payé cher le choix du prince, n'avaient trop souvent que ce titre, mais aucun mérite qui les désignât pour leurs fonctions ; ils ne voyaient en elles qu'une occasion, un moyen de satisfaire leurs passions et leur cupidité. Ayant acheté leur charge, ils vendaient à leur tour les moindres béné-fices qui en dépendaient, et jusqu'aux ordinations. Ainsi, selon leur pouvoir, faisaient les ecclésiastiques des autres rangs. La loi'des mœurs ne pouvait-être respectée par des hommes animés de tels sentiments. Et du haut de l'échelle au bas s'installaient ainsi, régnaient la simonie et le nicolaïsme, c'est-à-dire le con-cubinage et l'immoralité la plus éhontée.
Le mal était à son comble au cours du x e siècle, surtout en Allemagne, où le roi de Germanie avait transformé, par ses dons, les évêques en puissants seigneurs pour maintenir à leurs domaines le caractère viager, — et à Rome, que tyrannisait la famille de Théophylacte et des Crescentius, puis celle des comtes de Tusculum : la violence les avait rendues maîtresses du pou-voir temporel de la ville papale ; la violence leur permettait de transformer le siège de Pierre en une sorte de fief familial, où venaient s'asseoir les plus débauchés et les plus criminels de leurs fils.
La réaction providentielle devait se faire cependant. Les papes vertueux que, malgré la tyrannie, l'Église put se donner par la grâce de Dieu entreprirent vaillamment la lutté contre ce triple mal. Ils s'y usèrent : aussi bien les souverains pontifes se succédaient avec une telle rapidité ! On en compte quarante-trois dans les x e et xie siècles. Mais ils préparèrent la victoiie.
Le plus célèbre de ces lutteurs fut saint Grégoire VII.
Ce n'était qu'un pauvre moine, issu d'une pauvre famille, ger-main d'origine, toscan de naissance. Son père, simple chevrier, habitait le bourg de Soano, près de Bolsène. C'est là que, entre 1015 et 1020, naquit Hildebrand. De bonne heure il fut appelé à Rome par son oncle, abbé du monastère de Sainte-Marie-de-l'Aventin; il y fit ses études sous la direction de Jean Gratien.
Devenu pape en 1045 sous le nom de Grégoire VI, Gra-tien s'attacha Hildebrand ; il l'emmena même en Germanie, lorsque l'émeute l'obligea de quitter Rome. Ce fut sans enthou-siasme que le jeune moine suivit son ancien et très cher maître.
Aussi, quand l'évêque de Toul, Brunon, choisi comme pape par l'empereur Henri III en 1049, partit pour solliciter les suffrages des Romains, très volontiers Hildebrand accepta l'offre qu'il lui fit de le ramener dans la Ville sainte.
Bientôt nommé abbé du monastère de Saint-Paul, il montra des qualités qui le firent remarquer du pape, et celui-ci l'envoya en France pour réprimer l'hérésie de Bérenger touchant l'Eu-charistie et combattre la simonie. Il en revint à la nouvelle de la mort de Léon IX ; déjà son influence était grande : c'est lui qui fut chargé de négocier la reconnaissance par l'empereur de l'élection d'Etienne IX, choisi par les Romains. Les règnes sui-vants de Nicolas II, d'Alexandre II virent s'augmenter son crédit ; mais c'est surtout sous le second de ces papes qu'il apparaît comme le personnage le plus marquant de l'Église romaine. Il soutient vigoureusement les réformes ébauchées par Alexandre II, s'efforce de délivrer l'Église du protectorat oppres-sif du roi de Germanie, lui cherche de nouveaux appuis chez les Normands du sud de l'Italie et en Angleterre.
A la mort d'Alexandre, 21 avril 1073, le peuple, assemblé pour ses funérailles dans l'église du Latran, avait unanimement poussé une grande clameur : « Hildebrand évêque ! » Les car-dinaux ratifièrent ce choix et imposèrent, malgré ses résistances, la tiare à l'élu, qui prit le nom de Grégoire VII. Il n'était pas prêtre encore ; le 22 mai il fut ordonné; le 29 ou le 30 juin il reçut la consécration épiscopale.
Extérieurement le nouveau pape n'avait rien qui imposât ;
il était petit, court de jambes et corpulent. Mais il avait reçu de Dieu une intelligence nette et une indomptable fermeté ; il avait surtout des vertus éminentes qui auraient suffi, sans son génie, à faire un grand pape : et d'abord une foi clairvoyante qui en tous les événements voyait Dieu, s'en remettait à lui, considérait sa volonté et ses intérêts, était prêt à tout pour leur triomphe : il a dit et il a montré qu'il n'hésiterait pas à mourir pour cette cause ; — cette foi s'alimentait par une dévotion mystique à la sainte Eucharistie, -à la sainte Vierge, « honneur et gloire de toutes les femmes, salut et noblesse de tous les élus, » à saint Pierre, dont il se sait le successeur et réclame le secours incessant; — elle vivait d'une véritable inti-mité avec Dieu, avec Jésus-Christ, modèle de la perfection à laquelle il faut tendre ; — elle créait en lui une humilité sin-cère, qui le fit à mainte reprise protester de son indignité et réclamer les prières de tous ; — et, comme dans tous les saints, elle était la base d'une charité indulgente, qui ne veut sacri-fier sans doute aucun droit de la justice, mais qui prête une oreille attentive à tous les repentirs, à toutes les prières, s'in-cline vers tous les humiliés.
Et peut-être cette charité allait-elle parfois jusqu'à la faiblesse;
du moins» en telle circonstance, elle obscurcit le sens politique et gêna dans le pape la connaissance, si nécessaire à un chef d'Etat, des hommes et des choses. Aussi Grégoire ne fut pas un diplomate. Il s'est laissé tromper en plus d'une circonstance par des témoignages hypocrites de contrition ou de dévouement.
Guibert de Ravenne, Robert Guiscard, Henri IV de Germanie surtout, connurent cette indulgence paternelle, prête à s'abuser, heureuse de pardonner. Plus d'une fois elle a laissé ainsi échapper une victoire ou compromis une situation heureuse. Certes Gré-goire, en toute occasion, a voulu défendre, a défendu, quand il l'a connue, la justice, il a haï l'iniquité, selon la parole qu'on lui attribue à son lit de mort ; il n'a rien redouté pour le triomphe du bien. Lorsque le devoir lui apparaissait nettement, la cer-titude même d'un résultat heureux n'autorisait pas sa cons-cience à biaiser avec lui. Mais dans le doute du devoir,.sa cha-rité l'emportait d'un poids plus fort; et le saint avait raison du politique.
Il est incontestable cependant que Grégoire VII a poursuivi avec constance, avec fermeté, le plan de reconstitution auquel il avait déjà travaillé sous ses prédécesseurs. La réforme des mœurs cléricales lui tenait au cœur ; il a- énergiquement. vengé la chasteté sacerdotale et châtié la simonie. La tâche était, moins urgente en Espagne, où déjà plusieurs conciles avaient rétabli la discipline, et en Angleterre, où Guillaume le Conquérant, s'il s'arrogeait le droit de choisir les évêques, ne nommait du moins que des candidats dignes d'estime. En France, Philippe I e r, simoniaque avéré, n'osa pas s'opposer ouvertement aux mesures de rigueur, vigoureusement appliquées par les légats du Saint-Siège. Pourtant, malgré l'aide puissante donnée au pape par les moines et surtout par Cluni, plusieurs évêques maintinrent contre ses .efforts une résistance qui, en somme, ne fut défini-tivement brisée que plus tard.
L'Italie, lombarde surtout, et la Germanie, où le double mal s'était fortifié, se refusèrent aux remèdes ; les synodes où se promulguaient les lois ecclésiastiques dégénérèrent parfois en émeute ; les prélats les plus puissants refusèrent obéissance, en appelèrent au roi, allèrent jusqu'à la révolte ouverte. Bien qu'il ne cédât rien, Grégoire obtint peu, si on doit dire que ce soit peu que cette affirmation énergique et persévérante du droit, destinée en fin de compte à la victoire.
Mais quand le pape attaqua intrépidement le droit d'investi-ture laïque, l'opposition, qui cette fois venait des princes, se fit plus violente encore et brutale même. Grégoire ferma plus d'une fois les yeux sur la conduite de Philippe de France et de Guillaume d'Angleterre : il avait trop à faire avec Henri IV, le roi de Germanie. En 1075, celui-ci n'avait que vingt-cinq ans;
il régnait depuis dix-neuf ans dans la licence de tous les vices, depuis l'effrontée débauche jusqu'à la tyrannie effrénée. La condamnation de l'intrusion royale dans le domaine spirituel le trouva d'abord hypocritement soumis, mais en fait désobéissant.
Le pape l'ayant cité à Rome pour le 22 février 1076, afin de s'expliquer sur ses continuelles prévarications, il prit l'offen-sive. A Worms, le 24 janvier, il fait déposer le pape par ses créatures ; il a l'audace d'envoyer à Rome un clerc qui, en plein concile, signifie à Grégoire la sentence de Worms et le somme de descendre de son siège. En trop juste réponse à cette insolence, l'excommunication est lancée contre le roi.
L'effet en est immense. Henri, que n'osent soutenir ses évêques, que combattent les princes de Souabe, de Bavière, de Carinthie, sent l'impérieux besoin d'apaiser le pape trop justement irrité.
Celui-ci, qui d'accord avec les princes a décidé de tenir à Worms une diète qui jugera la cause royale, est parti pour l'Allemagne.
Il est rejoint à Canossa, chez la fidèle comtesse Mathilde, par le roi, qui, le 25 janvier 1077, à force d'instances et d'humi-liations, obtient l'absolution. Mais en réalité « le vaincu de Canossa, ce n'est pas le pénitent qui se prosterne, mais le juge qui l'absout ».
En effet, les princes ne comprennent pas cette indulgence, qui semble contredire l'accord précédemment conclu : ils agiront donc sans le pape. En face d'eux, fort du pardon obtenu, Henri reprend courage, fait tête à l'armée des révoltés, qu'il vainc défi-nitivement en 1081. Tant que la lutte peut paraître indécise, il louvoie avec le pape, ne refuse ni les bonnes paroles ni les promesses. Mais enfin son hypocrisie est percée à jour ; ses ater-moiements se révèlent pour ce qu'ils sont : manquements per-pétuels à la parole donnée, persévérance dans les errements passés. Il faut que justice suive son cours. Le 7 mars 1080, en présence des envoyés du roi, Grégoire fulmine de nouveau contre lui l'excommunication.
Alors la rage de l'indigne roi ne se contient plus. A Brixen, une assemblée d'évêques est réunie, tous sont des rebelles pour lesquels « Hildebrand est un exécrable perturbateur des lois humaines et divines,... un serpent empesté ». On le dépose, on nomme pape l'archevêque de Ravenne, ce Guibert pour qui jadis Hildebrand avait fait violence à la miséricorde d'Alexandre IL Et Henri marche sur Rome.
Nul allié pour Grégoire. Il a bien traité avec Robert Guis-card ; mais celui-ci, de l'aveu du pape du reste, est engagé dans une guerre avec l'empereur de Constantinople. Mathilde ne peut rien... Henri met le siège devant Rome; la ville résiste deux ans ; elle se lasse cependant, si son pape maintient, ferme, mais paisible, son verdict. Le 21 mars 1084, elle se livre. Dere-chef Grégoire, à peu près seul demeuré au château Saint-Ange, est déclaré déchu, et Guibert est sacré au Latran.
Tout à coup Robert Guiscard arrive avec trente mille hommes.
Henri se retire, annonçant son retour prochain. Le pape est délivré ; mais il assiste impuissant au sac de sa capitale, prise d'assaut par les Normands ; mais il est contraint, sur les conseils de son sauveur, de quitter Rome, de se retirer dans le sud de l'Italie, au mont Cassin, à Bénévent, enfin à Salerne. Et c'est là, toujours courageux, renouvelant contre Henri et Guibert la sentence d'excommunication, mais triste, appelant en vain la chrétienté à son aide, qu'il expire presque abandonné, le 25 mai 1085.
Il semblait vaincu ; mais si l'homme meurt, « Dieu ne meurt pas. » A l'œuvre si vaillamment poursuivie, c'est lui qui donnera le couronnement. Grégoire a semé dans les larmes. Ses succes-seurs verront se lever la moisson. Calixte II la récoltera. Le con-cordat de Worms, en 1122, mettra fin à la querelle des investi-tures en consacrant le droit de l'Église.