Saint du Jour-18 MAI-SAINT THÉODOTE ET SES COMPAGNES, MARTYRS (304)

En l'année 304, au moment où la cruauté de Galère publiait le quatrième édit de persécution, condamnant à mort tous les chrétiens, le consulaire Théotecne gouvernait la Cilicie. Il avait, en recevant sa charge, promis d'anéantir le christianisme dans sa province, et il s'y employait de son mieux, aidé par la fureur sectaire des païens et surtout des prêtres des idoles. Ce n'était que supplices affreux, morts atroces, déshonneur infligé aux vierges.
Alors vivait à Ancyre, capitale de la Cilicie, un homme, très attaché à la foi, nommé Théodote. Il avait été pieusement élevé par une vierge du nom de Técuse, qu'il appelait sa mère par reconnaissance ; marié, il exerçait la profession de cabaretier ;
mais ce n'était pas pour s'enrichir. Son but était bien plutôt de rendre à ses frères des services de toutes sortes. A une époque où tous les objets mis en vente étaient à l'avance souillés par l'eau lustrale et l'oblation païenne, il trouvait moyen de fournir aux chrétiens du vin, du blé qui n'eussent pas été offerts aux idoles ; il soutenait le courage des confesseurs, ramenait au bien les pécheurs, aimait spécialement à donner aux martyrs une sépulture dont il était interdit, sous peine de mort, de les honorer. Il remplaçait ainsi de son mieux les prêtres, presque partout sauvagement poursuivis.
Or un jour il avait remonté le fleuve Halys, recherchant le corps d'un martyr, Valens, qui y avait été précipité. Arrivé au village de Mal, à une quarantaine de milles d'Ancyre, il ren-contra quelques chrétiens qu'il avait eu récemment le bonheur d'arracher à la mort. Et comme, accueilli avec grande joie, il se proposait de manger avec eux sous une grotte voisine du fleuve, il envoya chercher le prêtre de Mal, oublié ou négligé par les persécuteurs, pour qu'il bénît le repas. Tandis qu'ils mangeaient : « Voici, dit Théodote, un lieu bien propre à rece-voir les reliques d'un martyr. — Oui, répondit Fronton, le prêtre ; mais d'abord il faudrait les avoir. — Eh bien ! reprit en souriant Théodote, j'aurai soin de vous en procurer; en gage de ma promesse, voici mon anneau. Et vous, préparez à l'avance le monument qui les abritera. » Déjà il avait dans le cœur et sous les yeux la mort glorieuse que Dieu lui accorde-rait.
A son retour, la ville était bouleversée. Théotecne venait de faire saisir sept vieilles et vénérables vierges, de la vie la plus édifiante. Parmi elles était Técuse, qui avait formé la piété de Théodote. Après avoir essayé de leur arracher une apostasie, le tyran les avait fait jeter au caprice des débauchés ; ceux-ci, touchés de leurs larmes, les respectèrent. Alors Théotecne les condamna à prendre place dans une honteuse procession rituelle, où l'on portait, où Ton baignait dans un étang voisin les statues de Diane et de Minerve. Puis, sur leur refus de revêtir le cos-tume des prêtresses de ces divinités, on leur attacha au cou d'énormes pierres et on les jeta à l'eau.
Théodote, en apprenant l'arrestation de sa vieille amie et de ses compagnes, s'était jeté à genoux et implorait de Dieu, avec larmes, qu'il leur donnât le courage de persévérer jusqu'à la récompense. Enfin on vint lui annoncer leur triomphe. Il ne lui restait plus qu'à retrouver les saints corps et à leur donner une sépulture honorable. Grâce à une violente tempête, au milieu d'une nuit profonde qui s'éclaira soudain, sur le lieu du supplice, d'une croix resplendissante, ses compagnons et lui purent gagner l'étang ; l'eau, refoulée par le vent, avait décou-vert les reliques des martyres. Les cordes qui les retenaient aux pierres furent coupées, les corps enlevés et déposés dans un tombeau près de l'église des Patriarches.
Mais l'enlèvement fut connu bientôt ; Théotecne, sommé par les païens d'en trouver l'auteur, mit à la torture les chrétiens que l'on put saisir. L'un d'eux, — un complice de Théodote dans son pieux larcin, — ne résista pas aux tourments; il dénonça le chef de l'entreprise, révéla le lieu où les corps étaient ensevelis. Ceux-ci furent déterrés et brûlés publiquement. Théo-dote, averti, prévint son arrestation ; il se rendit au tribunal, qu'entouraient, au milieu d'une foule nombreuse, les cheva-lets, les crocs, les chaudières brûlantes, les roues, tout l'appa-reil de la torture. A peine s'il leur jeta un regard intrépide. Le juge vit bien à qui il avait affaire ; n'espérant pas l'effrayer, il tenta de le séduire par les plus brillantes .offres d'honneur :
« Renonce seulement, lui disait-il, à ce Jésus que mon prédé-cesseur Pilate mit en croix. » Théodote releva vivement l'injure faite à son Maître divin. Au milieu du silence, il revendiqua pour lui la gloire suprême, comme les droits souverains, et traça un rapide et enthousiaste tableau de sa vie, de sa mort, de sa résurrection. Bientôt les clameurs irritées des prêtres païens et de la foule ameutée l'interrompirent. Fouetté par cette colère furieuse, Théotecne bondit de son siège, en ordonnant aux bourreaux de commencer les supplices ; lui-même voulait leur donner son aide. Le Saint fut couché sur le chevalet ; les mains soudoyées des satellites, les mains bénévoles de la populace s'unirent pour le déchirer ; on fit appel à tous les instruments de torture ; les ongles de fer labourèrent les flancs,, le feu les dévora ; sur les plaies qui ouvraient les entrailles, le vinaigre fut versé à flots. Théodote souffrait tout sans une plainte. Seu-lement lorsque des côtes brûlées et arrosées de vinaigre une vapeur s'éleva, acre, empestée, il ne put faire que ses narines ne se crispassent. « Ah ! tu faiblis enfin ! s'écria le juge prêt à triompher. — Non, non, répondit le martyr ; et si tu peux davantage, ose davantage ! » Alors on lui frappa le visage à coups de pierre, on lui brisa les dents. La rage des bourreaux s'épuisa enfin. Il fallut reconduire en prison le héros ; mais lui, en traversant la foule et lui montrant ses plaies, l'invitait à reconnaître la puissance du Christ qui lui donnait la victoire.
Cinq jours après, une nouvelle comparution ramena Théo-dote devant le gouverneur. Les mêmes supplices se heurtèrent à la même bravoure. Il fallait en finir. De guerre lasse, Théo-tecne prononça la sentence : « Théodote, le protecteur des Gali-léens, l'ennemi des dieux, qui désobéit aux ordres des empe-reurs et me méprise moi-même, subira la peine du glaive; et son corps sera brûlé, afin que les chrétiens ne puissent l'ense-velir. » Sur le lieu de son triomphe, Théodote fit une touchante prière : « Seigneur Jésus, créateur du ciel et de la terre, qui n'abandonnes pas ceux qui espèrent en toi, je te rends grâces de faire de moi un digne citoyen de la patrie céleste, de m'appe-ler à partager ta gloire ; je te remercie de m'avoir donné de vaincre le dragon et de briser sa tête. Donne le repos à tes ser-viteurs, arrête à moi la violence de nos ennemis, donne la paix à ton Église, arrache-la à la puissance du diable. Amen ! » Et, voyant des frères en larmes : « Ne pleurez pas, leur dit-il ; mais remerciez Notre-Seigneur Jésus-Christ qui m'accorde d'achever ma course et de surmonter l'ennemi. Quand je serai au ciel, je prierai pour vous avec confiance. » Il tendit le cou et sa tête tomba.
Mais quand on eut jeté le corps sur le bûcher, une lumière surnaturelle l'enveloppa, et nul n'osa mettre le feu au bois-Théotecne, averti, donna l'ordre de veiller du moins sur les restes du martyr et d'empêcher qu'on les enlevât.
Le soir venu, les soldats, qui les avaient enfouis sous un mon-ceau d'herbes et de feuillages, s'apprêtaient à prendre leur repas, lorsqu'ils virent approcher un vieux paysan conduisant une ânesse chargée de vin. Ils l'invitèrent à prendre place parmi eux, plutôt que d'aller frapper à une hôtellerie. Le vieillard accepta ; il leur offrit de son vin, qui était bon et qui délia les langues. Mis en joie, les soldats lui apprirent les événements de ces jours ; leur faction, l'endroit où était le corps. Or le paysan n'était autre que le prêtre de Mal, Fronton. Il admirait en lui-même comment se réalisait la promesse de Théodote : c'étaient ses propres reliques que lui avait promises le martyr ; il ne fallait que s'en emparer. Avec une feinte bonhomie, il engagea les soldats à boire encore, encore, de son excellent vin, tant et tant qu'ils s'endormirent lourdement. Alors, sans bruit, il chargea le cadavre saint sur l'ânesse, la chassa, confiant à Dieu et à ses anges de la conduire au but. Lui-même attendit pour ne pas éveiller de soupçon ; le jour venu, il fit grand bruit :
« Son ânesse était perdue ; l'avait-on volée? » Avec des plaintes répétées, il commença ses recherches, et celles-ci, s'étendant peu à peu, le reconduisirent enfin, sans soupçons, jusqu'à son bourg de Mal.
C'est ainsi que les reliques de saint Théodote reçurent les honneurs d'une sépulture bientôt environnée d'hommages.