Saint du Jour 19 Mai SAINT YVES CONFESSEUR (1253-1303)

Le manoir de Kermartin, près de Tréguier, était une lourde bâtisse, très modestement seigneuriale. Son maître, Héloury, — qui peut-être avait suivi, à la première croisade de saint Louis, le due Pierre de Dreux, dit Mauclerc, — n'était en somme, tout noble qu'il fût, qu'un assez gros propriétaire terrien, fai-sant lui-même valoir son domaine. Vers 1251, il épousa Azou, — ou Aude, — fille du seigneur de Quenquis, son proche voisin.
De ce mariage, après une fille Catherine, avant trois autres enfants, naquit, le 17 octobre 1253, Yves, qui devait être le patron de la Bretagne et des hommes de loi.
Tout le beau: pays sur qui règne Tréguier était déjà illustré par un grand nombre de Saints, honorés dans d'innombrables chapelles. C'est au milieu de leurs souvenirs que fut élevé le petit Yves, dans une pieuse émulation de leurs vertus. Sa mère loi répétait souvent : « Vivez, mon fils, de manière à devenir un Saint. » • L'enfant profita de ces exemples et de cette leçon.
Il se montra tout de suite extrêmement pieux ; il aimait à en-tendre et à servir la messe ; sur ses petits camarades, qu'il prê-chait parmi d'enfantines cérémonies, il exerçait une influence méritée par son joyeux caractère ; et déjà il ressentait pour les pauvres une pitié charitable qu'il satisfaisait en les soignant de ses mains. Il avait surtout pour sa mère une tendresse si vive, que, dit-on, à de grandes distances il restait en relations intimes avec elle. « J'entends sa voix, » disait-il à un ami, lorsque tous deux étaient fort éloignés de Kermartin. Et comme celui-ci s'étonnait : « Mets tes pieds dans la trace de mes pas, lui dit-il ;
et toi aussi, tu entendras les paroles de ma mère. » Douceur et piété montraient bien qu'Yves ne serait pas un soldat ; on le destina à la science. D'abord formé aux éléments avec un camarade un peu plus âgé que lui, Jean de Kergoz, — ou de Kerhos, — chez le recteur de Pleubihan, ses parents, quand il eut épuisé l'érudition du bon prêtre, se résolurent à l'envoyer continuer ses études à Paris. Il n'avait que quatorze ans, Paris était loin et dangereux, l'absence durerait de longues années. Mais Yves avait déjà une vertu assurée, une foi de Breton. Et puis on le confia au jeune Jean de Kergos, son ami, son répétiteur, qui serait son mentor et son compagnon fidèle.
Les deux jeunes gens partirent en 1267.
Pendant neuf ans, soit rue du Fouarre, soit rue Jean-de-Beauvais, ils s'abreuvèrent à toutes les sciences du temps ; et même, dit-on, Yves professa quelque temps les belles-lettres.
Mais surtout ils vécurent dans une réserve et une piété qui, pour Yves du moins, confinèrent bientôt à la sainteté. Dédai-gnant les commodités d'un lit, il prenait son repos à terre, sur un peu de paille ; il réservait pour les pauvres la portion de viande qu'on lui servait.
Cependant, avant d'achever sa théologie, qu'il avait com-mencé d'étudier aux leçons de saint Bonaventure, il résolut de se rendre à Orléans, alors siège de la science du droit ; car il voulait devenir jurisconsulte pour se consacrer à la défense des pauvres gens. Jean de Kergos et lui s'y acheminèrent en 1277.
La vertu du jeune étudiant s'affirmait de plus en plus ; ses cama-rades témoignent de la pureté exquise de sa vie, de l'austérité qui le faisait s'abstenir de viande et de vin, de la piété avec laquelle il assistait à la messe, au sermon et déjà récitait l'office divin.
Trois ans après, Yves, âgé de 27 ans, rompu à toutes les finesses des Décrétales et des Institutes, habile à la parole, et surtout animé d'une charité toujours en éveil, abordait la car-rière d'avocat. Il est telles de ses plaidoiries qui demeurèrent célèbres et devinrent le thème de fabliaux du temps. Ainsi le procès de Tours : une pauvre aubergiste vint lui raconter, tout en émoi, le mauvais cas où elle s'était mise : deux aigrefins lui avaient confié une cassette qui, disaient-ils, contenait une forte somme : «elle la garderait et ne la rendrait pas à l'un hors de la présence de l'autfe. » Quelques jours après, l'un des deux reve-nait et, alléguant un prétexte spécieux, redemandait la cas-sette, que, étourdiment, l'hôtesse lui remit. Bientôt ce fut le tour de l'autre compère de réclamer le bien commun; affectant la colère, il reprocha durement à la pauvre femme son impru-dence et l'assigna en restitution. Yves, touché de la naïve bonne foi de la malheureuse, vint avec elle devant le juge.
Et quand le demandeur se présenta : « Nous avons un fait nouveau, dit-il ; la cassette est retrouvée. — Rendez-la donc !
— Oui ; mais, selon la promesse que nous avons faite, nous la remettrons aux deux propriétaires quand ils seront en-semble. » C'était trop juste; la fraude fut découverte; on sut que la précieuse boîte ne contenait que de vieux clous, et les deux escrocs furent pendus.
La réputation du jeune avocat devint bientôt si grande, que l'archidiacre de Rennes, Maurice, le choisit pour chancelier.
Tout en remplissant ses nouvelles fonctions, Yves continuait ses charitables plaidoyers, le plus souvent gratuits, et repre-nait ses études de théologie. Il recevait l'enseignement des Franciscains, et leur exemple, agissant fortement sur son âme, déjà bien avancée dans le service de Dieu, le détermina, — après, selon ses confidences, huit années de luttes intérieures, — à une vie de beaucoup plus parfaite. On a dit, mais sans fortes preuves, qu'il était alors affilié au Tiers Ordre de saint François.
Quoi qu'il en soit, son dénuement devint extrême et sa cha-rite n'eut plus de bornes. Dès lors, très pauvrement vêtu, et même se dépouillant parfois pour les misérables de ses humbles habits, ne connaissant plus d'autre couche que le plancher de sa chambre ou même la pierre des dolmens, ne se nourrissant que de quelques légumes, ne buvant que de Teau, il consacra toutes ses ressources, et sa maison même, au sou-lagement des malheureux. Chaque jour il tenait pour eux table ouverte ; Kermartin, devenu sa propriété, l'était bien plus encore des mendiants et des vagabonds, qui venaient y abriter leurs loques et y satisfaire leurs fringales. Toujours affable, accueil-lant, le visage paisiblement souriant, il recevait les affronts que lui attirait parfois son zèle à défendre le b'on droit accablé et impuissant ; sa main s'ouvrait largement pour l'aumône et sa voix s'élevait audacieuse pour la justice.
Cependant Ma T Alain de Broc, évêque de Tréguier, avait refusé les lettres démissoriales qu'Yves, de Rennes, lui deman-dait pour recevoir les ordres sacrés. Il réclamait son saint et savant diocésain ; il lui conféra la consécration sacerdotale et lui confia la cure de Trédrez et la charge d'official, c'est-à-dire de juge représentant l'évêque et prononçant en son nom dans toutes les causes qui ressortissaient des tribunaux ecclésias-tiques. La piété du saint s'exalta encore en montant à l'autel.
« Avant qu'il vestit les vestements de prestre, le chief enclin, la face couverte de son chaperon, les mains joinctes, en devotz souspirs et gémissements, se mettoit a genoulz en oroison devant ou de cousté de l'autel. En célébrant sa messe, souvente foiz lui decouroient lermes moult plantureuses. Sa messe accomplie, derechief il faisoit par semblable manière prolixe oroison. » En 1292, il était transféré à Louannec; cette* nouvelle pa-roisse était bien éloignée de la piété des pêcheurs de Trédrez ;
une fois même le saint recteur n'évita qu'à peine le coup de bêche dont cherchait à l'assommer un paysan qui lui en vou-lait. Mais peu à peu son ardente charité, son zèle à inspirer l'amour de la sainte Eucharistie eurent raison des mauvaises dispositions et même amenèrent d'éclatantes conversions parmi la noblesse des environs. Dieu contribuait, par le don des miracles, à rendre fécond le ministère de son serviteur. Les pro-diges qu'on raconte de lui sont sans nombre. Ainsi à deux re-prises sa prière allongea les poutres, coupées trop courtes, que l'on destinait à un pont, à une toiture.
Mais l'âme du saint avait soif de ne vivre plus qu'en Dieu, comme elle vivait pour Dieu uniquement. En 1298, Yves obtint de renoncer à son offîcialité. Dès lors il se donna plus que jamais, presque sans trêve, à la prière. Il y passait des jours, des se-maines, sans prendre de nourriture, en extase. Il en était venu à désirer de mourir. A une de ses pieuses pénitentes, Tiphaine de Keransez, qui se lamentait de ce désir : « Vous vous réjoui-riez, dit-il, d'avoir vaincu un ennemi ; ainsi je me réjouis de la mort, car, avec la grâce de Dieu, je crois avoir vaincu le mien. » Enfin, quand avril 1303 touchait à son terme, il s'alita, ou plutôt s'étendit tout habillé sur une vieille courte pointe, la tête sur deux livres; on ne put même lui faire accepter de les couvrir d'un peu de paille. Et c'est ainsi qu'après une agonie de deux jours, paisible, recueillie au milieu des larmes de quelques fidèles, le saint ami et défenseur des pauvres s'endormit en Dieu, le dimanche 19 mai 1303.